Source: David Rémillard, Radio-Canada
Publié le 24 mars 2025
Des délais plombent la stratégie de protection du caribou forestier depuis près d’une décennie au Québec.
Les projets pilotes promis par le Québec pour assurer une meilleure protection de l’habitat du caribou forestier et montagnard tardent à se matérialiser. Naviguant sans échéancier, le ministre de l’Environnement, Benoit Charette, n’a pas l’intention d’imposer quoi que ce soit « s’il n’y a pas d’adhésion » dans les communautés concernées.
Pressé d’agir par Ottawa, qui menaçait la province d’une intervention sur son territoire, le Québec a annoncé l’an dernier deux projets pilotes ainsi qu’une série de mesures intérimaires en attendant un plan complet pour l’ensemble des hardes québécoises.
Les projets pilotes ciblent uniquement les habitats des caribous forestiers de Charlevoix et des caribous montagnards de la Gaspésie. La première harde est en enclos depuis trois ans, sans plan de libération connu, alors que l’autre vit partiellement en captivité depuis 2023.
Les projets pilotes prévoient la mise en place de zones d’habitat en restauration (ZHR) de 5000 km2 dans chacune des régions. Certaines activités économiques y seraient permises, mais conditionnelles à des autorisations gouvernementales.
Les conditions auraient pour objectif de maintenir un taux de perturbation maximal de l’habitat de 35 % dans les ZHR, ce qui laisserait à une harde de caribous 60 % de chance de survie, selon des travaux d’Environnement et Changement climatique Canada.
Le taux de perturbation était de près de 90 % pour les deux régions l’an dernier.

Le ministre Benoit Charette ne veut rien imposer aux régions visées par les projets pilotes. (Photo d’archives). Photo : Radio-Canada / Sylvain Roy Roussel
Pas de presse, dit le ministre
Près d’un an après avoir été présentés et cinq mois après la fin des consultations publiques, les projets pilotes ne sont pas près d’être mis en œuvre, à en croire le ministre de l’Environnement, Benoit Charette.
Au risque de décevoir certains groupes plus militants, je n’imposerai pas à des milieux des projets auxquels ils sont farouchement opposés
, a-t-il déclaré dans une récente entrevue accordée à Radio-Canada. C’est très difficile d’avancer sans l’adhésion des milieux concernés.
Ça ne rime à rien d’imposer quelque chose qui serait invalidé à la première occasion parce que la grogne est trop importante.
Vérification faite auprès du ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, le gouvernement travaille actuellement sans calendrier. Aucun échéancier précis n’a été déterminé pour les prochaines étapes ni pour la mise en œuvre de ces mesures
, affirme un porte-parole.
Les mesures mises en avant ne sont pas connues non plus. Ces intentions sont susceptibles d’être modifiées selon les résultats des consultations
qui ont pris fin le 31 octobre. En ce qui concerne le projet de règlement, il n’y a pas d’échéance établie à ce jour.
En attendant les projets pilotes, le ministre Charette vante des investissements de plusieurs dizaines de millions de dollars pour protéger le caribou au Québec. Ces mesures incluent la mise en enclos des hardes de Charlevoix, de Val-d’Or, la fermeture de chemins forestiers, la déprédation et une série de moratoires sur certains massifs forestiers.
Espèce parapluie
Le caribou forestier joue également le rôle « d’espèce parapluie » dans la conservation de la biodiversité en forêt boréale. Une espèce parapluie est généralement une espèce à grand domaine vital, dont la protection signifie celle d’un grand nombre d’espèces qui coexistent dans un même type d’habitat.
Source : Gouvernement du Québec
Vive opposition en Gaspésie
L’opposition au projet pilote est particulièrement féroce en Haute-Gaspésie.
Le ministre Charette en est bien conscient et a entendu le cri du coeur du préfet de la MRC, Guy Bernatchez. Le gouvernement Legault est en train d’analyser une nouvelle mouture du projet afin d’apaiser les tensions.
Je ne dis pas que le projet pilote est mort, je dis juste qu’il faut travailler encore plus longtemps pour susciter cette adhésion-là, quitte à changer certains paramètres
, a dit M. Charette, sans préciser quels étaient lesdits paramètres.
Guy Bernatchez ne manque pas de limpidité. On veut l’accès à notre territoire
, a-t-il réagi au téléphone, joint la semaine dernière. La ZHR est à son avis beaucoup trop grande; elle vient mettre une cloche de verre
sur la Haute-Gaspésie, et ce, même si certaines activités économiques pourraient être permises malgré le projet pilote.

Les 5000 km2 ne sont pas sortis d’un chapeau. Il s’agit d’une superficie établie par les scientifiques.
Selon le gouvernement du Québec lui-même, l’animal nécessite de grandes étendues peu perturbées de forêts matures continues, de tourbières et de landes à lichens totalisant au moins 5000 km2 et pouvant dépasser 15 000 km2
, peut-on lire dans un document présentant les projets pilotes.
Guy Bernatchez n’est pas contre les caribous ni contre la science
. Il demeure néanmoins convaincu que le projet de Québec va étouffer sa région.
À un moment donné, il va falloir faire un choix entre une population d’êtres humains et 11 caribous. En ce moment, c’est la population d’êtres humains qui est plus en danger.
Le préfet réclame une marge de manoeuvre pour les entreprises forestières au nord du parc national de la Gaspésie. On veut pas aller bûcher dans le parc et autour du parc. Nous, ce qu’on dit, c’est laissez-nous vivre entre la mer pis le parc et faire du développement économique [sic].
M. Bernatchez plaide l’importance pour les compagnies forestières de récolter proche des usines
. Il cite au passage l’exemple de Damabois, qui vient tout juste de mettre à pied des travailleurs en raison, dit-on, des mesures intérimaires de protection du caribou, forçant l’entreprise à s’approvisionner beaucoup plus loin.
Outre l’industrie forestière, l’éolien et l’industrie récréotouristique pourraient être affectés négativement par le projet pilote.
Et Charlevoix?
Les discussions semblaient plus faciles du côté de Charlevoix jusqu’à tout récemment. Or le ministre Charette évoque aujourd’hui des enjeux
pour cet autre territoire ciblé par un projet pilote.
Le préfet de la MRC de Charlevoix, Patrick Lavoie, n’a pas eu vent de commentaires particuliers. Il n’a pas non plus senti de problèmes lors des consultations publiques sur ledit projet l’automne dernier.
M. Lavoie convient qu’il y aura des contraintes pour l’industrie forestière, mais il ne monte pas aux barricades comme son homologue de la Haute-Gaspésie.
Il note cependant des chevauchements territoriaux avec la compagnie Boralex et son projet d’éoliennes, en collaboration avec Hydro-Québec et Énergir. Si la quasi-totalité du mégaprojet des Neiges (1200 MW en trois phases) est à l’extérieur de l’habitat essentiel du caribou forestier, une dizaine d’éoliennes de la phase 2 se trouvent dans son aire de répartition.
Techniquement, le projet pilote exclut les Terres du Séminaire, un immense terrain privé appartenant au Séminaire de Québec. Le Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE) s’y applique tout de même et des enjeux concernant le caribou y ont été mentionnés.

Territoires ciblés par le projet pilote de conservation du caribou forestier de Charlevoix. Photo : Radio-Canada / Olivia Laperrière-Roy
Des années de délais
Reports et délais plombent la stratégie de protection du caribou forestier et montagnard depuis près d’une décennie au Québec, alors que les deux espèces, distinctes, sont considérées comme en péril. Promise une première fois en 2016, l’initiative n’a encore jamais vu le jour.
Le gouvernement Legault s’était engagé à présenter le document en 2019.
Québec a plutôt lancé une énième étude et une tournée régionale auprès des communautés concernées. Le gouvernement a finalement reporté le dépôt de la stratégie à 2024, puis à une date qui n’a pas encore été définie.
S’en est suivie une commission indépendante, laquelle n’aura finalement fait que confirmer ce que plaident les biologistes depuis des années : il y a urgence d’agir pour freiner le déclin du cervidé. Les recommandations des commissaires fêteront leurs trois ans cet été.

Le cas du caribou forestier est déjà assez bien documenté pour justifier des actions concrètes et immédiates pour sa protection, de l’avis même des biologistes du gouvernement du Québec. (Photo d’archives). Photo : iStock
Ironiquement, la stratégie globale existe. Elle a été minutieusement élaborée par les experts du gouvernement depuis plusieurs années. Son adoption a cependant été écartée de l’agenda gouvernemental l’an dernier, à l’étape des consultations interministérielles. La question d’éventuelles pertes d’emplois forestiers, notamment, a refroidi des élus caquistes.
Québec n’en parle plus depuis et parle plutôt d’une stratégie en étapes.


