Stratégie pour le caribou mise de côté

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE. Des caribous forestiers du Pipmuacan observés au loin sortent du bois pour traverser un lac.
Le plan de sauvetage du caribou élaboré par le gouvernement Legault prévoyait la création de 15 aires protégées, à l’automne 2023. Des mesures d’atténuation de ses effets sur les communautés forestières étaient aussi prêtes à être implantées, révèlent des documents inédits obtenus par La Presse. Québec a finalement opté pour deux projets pilotes, qui se font toujours attendre.
Source: Jean-Thomas Léveillé, Radio-Canada
Quatorze de ces projets d’aires protégées sont situés dans les régions de la Côte-Nord et du Saguenay–Lac-Saint-Jean, où vivent différentes hardes de caribous forestiers, et le quinzième est en Gaspésie, où se trouvent les derniers caribous montagnards au sud du Saint-Laurent.
Ces informations apparaissent dans une centaine de pages d’échanges portant sur la « Stratégie pour les caribous forestiers et les caribous montagnards de la Gaspésie » entre le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs (MELCCFP) et le ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF), que La Presse a obtenues après de longues démarches (voir encadré).

INFOGRAPHIE LA PRESSE. Source : MRNF
Cette stratégie avait été promise en 2016 par le gouvernement libéral de l’époque ; le gouvernement caquiste s’était engagé en 2022 à la mettre en œuvre avant juin 2023.
Prête pour décision
Les échanges sont lourdement caviardés, notamment les passages évoquant les superficies des aires protégées projetées.
Ils démontrent néanmoins que la stratégie préparée par le ministère de l’Environnement était suffisamment avancée pour être déposée dans « DOSSDEC », soit le « système de suivi des dossiers décisionnels » du gouvernement, comme en témoigne un courriel envoyé le vendredi 22 décembre 2023 par le sous-ministre associé aux Forêts du MRNF, Alain Sénéchal.
« En lien avec le dépôt DOSSDEC du projet de Stratégie caribou, nous aimerions recevoir rapidement les shapefile officiels des différents contours présentés à la carte 3 », écrit-il au sous-ministre adjoint à la Biodiversité, à la Faune et aux Parcs du ministère de l’Environnement, Jacob Martin-Malus.
Les shapefiles sont des fichiers de forme utilisés en cartographie indiquant des délimitations précises à partir de coordonnées géographiques.
« On fait cette étape-là quand les projets sont très avancés, c’est énormément de travail, explique la directrice générale de Nature Québec, Alice-Anne Simard. Ça montre que ces projets-là étaient assez concrets même s’ils n’ont jamais été présentés. »
D’autres courriels contiennent un « napperon caribou », terme rendu populaire par la commission Gallant sur le fiasco SAAQclic, qui décrit une feuille présentant un projet important – le document en question est toutefois caviardé.
Mesures de mitigation
Le gouvernement Legault avait aussi une idée précise des conséquences de sa stratégie, qui aurait mis certaines parties de la forêt québécoise à l’abri de toute activité industrielle, et un plan pour les atténuer.
Un document lourdement caviardé présente la réduction anticipée du volume de bois pouvant être récolté par l’industrie, le nombre d’emplois qui seraient perdus, le nombre d’emplois qui seraient créés par des mesures de mitigation, les besoins budgétaires et les ministères « porteurs » de ces dossiers.

IMAGE TIRÉE D’UN DOCUMENT DU MINISTÈRE DES RESSOURCES NATURELLES ET DES FORÊTS
Le gouvernement Legault avait en main un portrait précis des conséquences de l’adoption de sa « Stratégie pour les caribous forestiers et les caribous montagnards de la Gaspésie » ainsi que des mesures de mitigation envisagées, montre ce document lourdement caviardé.
« On avait vraiment une stratégie ficelée qui allait protéger le caribou et vraiment compenser les répercussions sur les communautés régionales », constate Alice-Anne Simard. Qu’est-ce qui a pu faire dérailler ça ? On ne comprend pas pourquoi cette stratégie est disparue. – Alice-Anne Simard, directrice générale de Nature Québec
Les syndicats Unifor et Métallos, qui représentent la plupart des travailleurs et travailleuses du secteur forestier au Québec, ont indiqué à La Presse ne pas avoir été informés des mesures envisagées par le gouvernement.
De 15 aires protégées… à 2
Ces documents corroborent les affirmations du ministre de l’Environnement de l’époque, Benoit Charette, qui affirmait en entrevue avec La Presse en décembre 2023 que la stratégie était alors « pour ainsi dire prête ».
Elle devait même être soumise au Conseil des ministres « probablement dans les premiers jours de janvier », ajoutait-il, ce qui ne s’est toutefois pas produit.

PHOTO JEAN-PIERRE HUARD, SÉPAQ. Des caribous montagnards de la Gaspésie
Québec a plutôt annoncé en avril 2024 deux projets pilotes régionaux de protection des caribous en Gaspésie et dans Charlevoix – ce dernier ne faisait pas partie des 15 projets d’aires protégées initialement prévus –, ainsi que l’agrandissement d’une aire protégée existante dans un secteur non accessible à l’industrie forestière. Ces projets n’ont toujours pas vu le jour.
« C’est la montagne qui accouche d’une souris », se désole le biologiste Pier-Olivier Boudreault, directeur de la conservation de la Société pour la nature et les parcs (SNAP) au Québec. On aurait atterri avec 13, 12 ou 11, OK, mais 2 ? Ça montre le niveau d’obstruction, la quantité de bâtons dans les roues. – Pier-Olivier Boudreault, directeur de la conservation de la SNAP Québec
Le ministère des Forêts soulève de nombreuses objections aux mesures élaborées par le ministère de l’Environnement, montrent les documents, et propose des « conditions gagnantes » pour lui permettre d’« adhérer » à la stratégie.
Cette stratégie est pourtant celle de l’ensemble du gouvernement, rappelle M. Boudreault, qui s’étonne qu’un ministère travaille contre une volonté gouvernementale.
Sollicités par La Presse, le cabinet du premier ministre et celui du ministre de l’Environnement n’ont pas expliqué pourquoi la stratégie n’a pas été soumise au Conseil des ministres.
« Pendant ce temps-là, les communautés [forestières] sont toujours en attente, dans l’incertitude, et le caribou continue de décliner, s’indigne Alice-Anne Simard. C’est rire du monde. »
Une réponse… 17 mois plus tard
Il aura fallu 17 mois à La Presse pour obtenir l’information révélée dans cet article, qui est le résultat d’une demande d’accès à l’information adressée le 7 juin 2024 au ministère des Ressources naturelles et des Forêts (MRNF). La réponse initiale, reçue le 8 juillet 2024, était un document de 28 pages lourdement caviardées. La Presse a porté plainte auprès de la Commission d’accès à l’information et l’affaire n’a toujours pas été tranchée. Le 10 novembre 2025, 17 mois après la demande initiale, le MRNF a envoyé à La Presse une « réponse amendée » constituée de 106 pages de courriels, moins caviardés, qui ont permis la rédaction de cet article. Le ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs, à qui La Presse avait adressé une demande identique, également le 7 juin 2024, n’a pas encore fourni de réponse.
- 5252Estimation de la population de caribous forestiers au Québec en 2022Source : Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards
- 30Estimation de la population de caribous montagnards en Gaspésie en 2024Source : ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des ParcsDe 700 à 1500Estimation de la population de caribous montagnards en Gaspésie en 1950Source : ministère de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs


