Publié le 9 décembre 2021

Source: David Rémillard, Radio-Canada


Le déclin de la harde isolée de caribous de Charlevoix se poursuit. Selon le plus récent inventaire, obtenu par Radio-Canada, il ne reste à ce jour que 17 bêtes, dont un seul jeune. On y apprend également que le taux de perturbation de son habitat atteint le seuil stratosphérique de 89 %, ce qui rend sa survie quasi impossible sans mesures « extrêmes ».

La harde de Charlevoix, réintroduite par le gouvernement provincial dans les années 70, est en déclin depuis maintenant 30 ans, après avoir atteint un sommet de 126 individus en 1992.

Les causes sont bien connues et documentées, y compris au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). Parmi elles, la principale est sans équivoque la perte de vieilles forêts, qui constituent l’habitat essentiel à la vie des caribous forestiers.

Ce territoire est fortement perturbé par diverses activités [humaines], notamment des activités d’aménagement forestier qui ont cours depuis les années 40, peut-on de nouveau lire dans l’inventaire qui sera rendu public jeudi par le ministère.

Mené en février 2021, l’inventaire aérien a permis de couvrir quelque 2661 kilomètres carrés de territoire, y compris la totalité du parc national des Grands-Jardins, une grande portion de la réserve faunique des Laurentides ainsi qu’une partie de la zec des Martres et de la forêt Montmorency.

Carte de délimitation qui passe dans la réserve faunique des Laurentides, le parc national des Grands Jardins, la zec des Martres et une petite partie du parc national des Hautes-Gorges-de-la-Rivière-Malbaie.

La zone d’inventaire des caribous de Charlevoix en 2021. Pas moins de 89 % de l’habitat de la harde est perturbé. Source: Radio-Canada

Au cours des survols en hélicoptère, seuls 17 caribous ont été dénombrés, en baisse de deux animaux depuis l’inventaire de 2020. L’équipe du ministère a identifié 15 adultes et un faon. L’âge d’un animal n’a pu être établi.

L’observation d’un seul jeune place la harde à son plus bas taux de recrutement en trois années de déclin accéléré depuis 2019.

La proportion de faons dans la population est de 6,25 %, ce qui est largement inférieur au seuil de 15 % nécessaire pour espérer un maintien d’une population, indiquent les biologistes du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs dans leur rapport.

Le nombre de caribous observés au total est aussi le plus faible depuis la réintroduction de la harde. Le scénario optimiste du gouvernement, qui se base sur un taux de détection de 85 % des animaux, placerait au mieux la population à 20 bêtes.

Industrie forestière

Si elle est interdite dans le parc national des Grands-Jardins, l’activité forestière s’est poursuivie dans la réserve faunique des Laurentides. Les changements aux peuplements forestiers, rajeunis par les coupes forestières, notamment, ont complètement changé la dynamique écosystémique au cours des dernières décennies.

Encore une fois, ces informations sont connues des experts du gouvernement.

La modification de la structure et de la composition des peuplements, liée notamment à la récolte forestière, a entraîné une modification du système prédateur-proie, et ce, en défaveur du caribou forestier, répète le rapport d’inventaire 2021. Le loup et l’ours noir profitent principalement de cette modification du territoire.

En plus de rajeunir les forêts, l’industrie forestière a favorisé l’émergence de chemins forestiers, lesquels accentuent l’efficacité des prédateurs. Les modifications de l’habitat ont aussi aidé l’orignal à proliférer, ajoutant au stock de proies disponibles. Le caribou est une victime collatérale de cette prédation soutenue.

Habitat perturbé à 89,6 %

La harde de Charlevoix, dont l’aire de répartition historique avoisine les 4000 kilomètres carrés, a un taux de perturbation de son habitat parmi les plus élevés au Canada, atteignant 89,6 % selon le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP).

Selon Environnement Canada, ministère chargé d’appliquer la Loi fédérale sur les espèces en périls, le taux de perturbation de l’habitat ne doit pas dépasser 35 % pour assurer le maintien d’une harde.

Martin-Hugues St-Laurent, professeur en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski, affirme que cette cible est un compromis politique.

Il souligne qu’à 35 % de perturbation, les chances de croissance ou de maintien d’une harde de caribous sont de 6 sur 10, en tenant pour acquis que le taux de survie des adultes pour une même année est de 85 %. Or, dans Charlevoix, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs rapporte un taux de survie de 62 % pour les femelles et de 56 % pour les mâles, entre 2017 et 2020.

« C’est comme si je vous amenais sur le bord du Grand Canyon et que je disais : « Recule vers la falaise, place 35 % de tes semelles dans le vide, tu n’auras que 6 chances sur 10  de ne pas tomber ». »

Martin-Hugues St-Laurent, professeur, Université du Québec à Rimouski

Conjuguées au faible nombre de naissances ces dernières années, les règles élémentaires de mathématiques placent le caribou de Charlevoix en situation critique, selon l’expert. Avec un seul faon, ça met beaucoup de pression sur ce jeune-là, qu’on souhaite voir survivre pour remplacer les individus en fin de vie.

Tout droit vers l’extinction

Si le gouvernement utilise le mot incertain en parlant de l’avenir de la harde, Martin-Hugues St-Laurent est sans appel. Le paysage de Charlevoix est tellement perturbé que l’extinction est presque inévitable. Le statu quo va nous mener à l’extinction de cette population-là.

À son avis, le gouvernement devra utiliser des moyens novateurs pour redresser la situation. Outre la restauration de l’habitat, il estime que la harde ne pourra se renouveler d’elle-même. Ce sont des décisions qui sont politiques, croit-il. Est-ce que le plan scientifique on est capable de rétablir la harde de Charlevoix? Oui. Est-ce que ça se passe uniquement avec les individus qui sont là? Non.

Un jeune caribou au pelage blanc et brun, recouvert partiellement de neige
Seul un jeune caribou a été observé en 2021 dans la harde de Charlevoix. Source: ISTOCK/JELLISV

Le gouvernement Legault a jusqu’ici agi en annonçant la construction d’un enclos de quelques hectares pour protéger les survivants des prédateurs. Il doit être prêt à la mi-décembre et la capture des caribous est prévue à l’hiver 2022.

Cette solution peut freiner le déclin, selon M. St-Laurent, mais pas assurer la survie de la harde. À savoir si les efforts pour sauver une harde vouée à disparaître en valent la peine, le chercheur réplique que le gouvernement a une responsabilité légale, morale et éthique de le faire.

Il invite également les décideurs à tirer des leçons de Charlevoix pour les autres hardes qui ne sont pas, pour le moment, en situation périlleuse. On est capables d’apprendre énormément de ce que je qualifie d’une erreur. Erreur valable pour les hardes de Val-d’Or et de la Gaspésie, toutes deux en situation précaire.

Changements climatiques

Le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, devait présenter cet automne une nouvelle mouture de la stratégie de protection de l’habitat du caribou forestier. Il a plutôt annoncé la création d’une commission indépendante sur le caribou menée par une spécialiste de l’économie forestière.

La stratégie doit être complétée en 2023 et éventuellement mise en œuvre quelque part la même année, voire en 2024.

Une autre raison de repousser la stratégie une deuxième fois, après l’avoir fait en 2019, était aussi, selon le ministre Dufour, de parfaire les connaissances du gouvernement sur la bête. Ce dernier laisse entendre que les changements climatiques auraient une influence sur le déclin des populations de caribou, nonobstant la perturbation de l’industrie forestière.

Martin-Hugues St-Laurent y voit un narratif à courte vue et rappelle que des scientifiques ont en main des études sur le sujet. Ils n’attendent, dit-il, qu’une oreille attentive du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). Et selon ce qu’il en sait, si les changements climatiques ont un impact sur le caribou, il n’est pas majoritaire.

Une chose est sûre, si on n’avait pas altéré le niveau perturbation de son habitat, le caribou, de toute évidence, aurait été capable de prendre le virage des changements climatiques avec beaucoup plus d’aisance, conclut M. St-Laurent.

Outre Charlevoix, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs a dévoilé deux autres inventaires réalisés cette année. En Gaspésie, une autre harde isolée qui fréquente les Chics-Chocs, notamment, continue elle aussi de décliner, avec seulement entre 32 et 36 caribous estimés.

Pour la population de Manicouagan, sur la Côte-Nord, les biologistes constatent des signes de déclin. Le taux de survie des adultes a été de 79 % en 2018-2019, de 78 %, en 2019-2020 avant de fléchir à 60 % en 2020-2021.