Publié le 12 avril 2022
Source: Alexandre Shields, Le Devoir
Incapable d’obtenir du gouvernement Legault des engagements suffisants pour stopper le déclin du caribou forestier au Québec, le ministre fédéral de l’Environnement, Steven Guilbeault, se dit prêt à décréter directement les mesures nécessaires pour protéger « l’habitat essentiel » de l’espèce, a appris Le Devoir. Un tel geste, inédit de la part du gouvernement fédéral, pourrait ajouter plus de 35 000 km2 d’habitats protégés pour le cervidé.
Plus tôt cette année, le ministre Steven Guilbeault avait déjà écrit au gouvernement Legault pour exiger une rencontre afin de discuter des mesures à prendre pour freiner le déclin du caribou forestier, une espèce protégée en vertu d’une législation fédérale : la Loi sur les espèces en péril.
Or, dans une nouvelle lettre envoyée au cours des derniers jours au ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, et dont Le Devoir a obtenu copie, le ministre fédéral de l’Environnement souligne que Québec et Ottawa ne sont pas parvenus à s’entendre.
Concrètement, les deux gouvernements ne sont pas tombés d’accord sur des mesures concrètes de « protection » du caribou, dans le contexte de leur « collaboration » sur la protection des espèces en péril.
Dans ce contexte, Steven Guilbeault somme le gouvernement Legault de lui transmettre « toute information » sur les lois, les règlements et autres « mesures concrètes » qui « contribuent à la protection de l’habitat essentiel du caribou boréal et de son habitat critique ». Ces informations doivent être transmises au plus tard le 20 avril.
À partir de là, le gouvernement fédéral évaluera si le Québec en fait assez pour éviter le déclin et la disparition de l’espèce, dont l’habitat est de plus en plus perturbé, principalement en raison des impacts de l’industrie forestière. Si le ministre Guilbeault juge que les mesures ne protègent pas « efficacement » l’habitat du cervidé, il devra recommander la prise d’un « décret » pour le protéger, en vertu de ses « obligations » dans le cadre de la Loi sur les espèces en péril.
Le cabinet du ministre Pierre Dufour n’a pas souhaité commenter la lettre ni la suite des choses, lundi. « Le ministre compte répondre directement par écrit à son homologue dans les prochains jours, sans intermédiaire », a-t-on précisé par courriel.
35 000 km2
Pour le directeur de la Société pour la nature et les parcs du Québec, Alain Branchaud, ce geste « inédit » du gouvernement fédéral pourrait mener à la protection de pans entiers de la forêt boréale québécoise, et ce, au cours des prochains mois. Il estime que « minimalement 35 000 km2, voire jusqu’à 42 000 km2 d’habitats du caribou pourraient être protégés ».
Il faut dire que les régions considérées comme faisant partie de l’« habitat essentiel » de l’espèce sont déjà recensées. « Mais pour une très grande partie de l’habitat du caribou forestier, la conclusion du gouvernement fédéral sera qu’il n’y a pas de mesures de protection », prévient-il. C’est le cas de secteurs considérés comme étant prioritaires pour l’espèce, dont celui de « Grasset », situé dans la région du Nord-du-Québec, au nord et à l’ouest de Matagami. Même chose pour le secteur « Manouane-Plétipi-Manicouagan », d’une superficie de 16 191 km2, qui est situé sur la Côte-Nord, et pour celui de « Romaine », d’une superficie de 13 968 km2, aussi situé sur la Côte-Nord, à l’est de la rivière Romaine.
À cela s’ajoutent au moins une quinzaine de zones identifiées comme des habitats essentiels de l’espèce. Le Devoir avait déjà révélé que plusieurs de celles-ci ont d’ailleurs été délaissées par le gouvernement Legault lors de la mise en place des « aires protégées » qui ont permis d’atteindre la cible de protection de 17 % du territoire du Québec, en 2020.
C’est le cas du secteur du Pipmuacan, situé au nord-est du lac Saint-Jean, et dont la protection est réclamée par les Innus. La population de caribous y est « dans un état extrêmement précaire » et « sa capacité d’autosuffisance est peu probable dans les conditions actuelles », selon un inventaire des experts du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.
Le ministère dirigé par Pierre Dufour a pour sa part étudié un scénario « hypothétique et théorique » de protection du caribou forestier qui impliquerait la disparition pure et simple de certaines populations, évitant des pertes financières pour l’industrie forestière. Il s’agit des caribous de la région de Val-d’Or, déjà en captivité, de ceux de Charlevoix, qui viennent d’être envoyés en captivité, et de ceux du secteur de Pipmuacan.
La Commission indépendante mise en place par le gouvernement Legault avec pour mandat de proposer des moyens de « limiter les impacts socioéconomiques » de la protection de cette espèce menacée amorce ce mardi ses consultations publiques. Il sera question des caribous de la Gaspésie, une harde au seuil de l’extinction qui compte à peine une trentaine de bêtes.
« L’objectif est de protéger les habitats des caribous tout en limitant les répercussions socioéconomiques de cette protection. Le ministère pourra ensuite décider s’il en fait un peu plus ou un peu moins », expliquait le mois dernier la présidente de la commission, Nancy Gélinas. Celle-ci est la doyenne de la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique de l’Université Laval.
« Notre mandat n’est pas de développer une expertise en caribous. Nous ne deviendrons pas des experts des caribous », a ajouté Mme Gélinas. Parmi les trois commissaires, aucun n’est effectivement un expert de l’espèce qui est au cœur de leur mandat.
COMBIEN DE CARIBOUS FORESTIERS AU QUÉBEC?
Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs évaluait que l’on comptait de 6000 à 8500 caribous forestiers au Québec lors du dernier bilan complet, en 2012. Combien sont-ils aujourd’hui? Impossible de le savoir.
Certains inventaires ont été effectués pour les différentes populations régionales. Neuf des onze inventaires disponibles actuellement pointent vers des déclins. Mais le document de consultation de la «Commission indépendante» sur le caribou forestier ne présente pas de «population totale estimée». On indique toutefois une «abondance minimale» de 5252, ce qui indiquerait un déclin de 20% à 35% de l’espèce en l’espace de 10 ans.