Source: François Carabin, Radio-Canada
Publié le 5 août 2023
Dans un enclos de 14 hectares au sud de Val-d’Or subsistent neuf caribous forestiers. Une trace infime du troupeau qui dominait autrefois les forêts de la région. Leur sort est-il déjà scellé ? Texte un de trois sur les caribous de Val-d’Or.
Il fut un temps où, sur un pan de la route 117, une série de panneaux alertait les automobilistes quant à la présence de caribous dans les environs. Aujourd’hui, on n’en trouve plus. Le long du chemin qui relie Le Domaine et Val-d’Or, ils ont été remplacés par des losanges marqués de camions chargés de bois.
Sur ce tronçon de route bordé de part et d’autre par la réserve faunique La Vérendrye, les remorques forestières se succèdent. Le Devoir en a croisé près d’une dizaine en prenant la route de l’Abitibi-Témiscamingue pour aller à la rencontre des derniers caribous de Val-d’Or. Elles filent à vive allure vers le sud, ballottées de gauche à droite, sur un chemin d’asphalte lézardé par le temps. Sur leur dos, des dizaines de billots de bois en provenance de la forêt boréale laissent derrière eux copeaux et retailles d’écorce.
Les Anichinabés de Lac-Simon tiennent l’industrie forestière pour principale responsable de la quasi-disparition du caribou de Val-d’Or. En dépouillant la région de ses « vieilles forêts », elle a créé des chemins d’accès facile pour les prédateurs, qui ont vite fait de réduire en miettes la population « relique » qui occupait autrefois la région, déplorent-ils.
En 65 ans, la harde a fondu de près de 90 %, évalue un rapport déposé en 2020 par le Laboratoire de gestion de la faune terrestre de l’Université du Québec à Rimouski. « Avant, il y avait des caribous partout, partout, partout sur le territoire », lâche l’ancienne cheffe de Lac-Simon Adrienne Jérôme.
À bord de son véhicule, elle sillonne les terres où les bêtes se nourrissaient le siècle dernier. « Moi, j’ai eu le temps d’en voir », dit-elle avant de se retourner vers son petit-fils, assis sur la banquette arrière. « Il n’en a pas vu, lui. »
L’écho des scies mécaniques
Là où Adrienne Jérôme pouvait parfois apercevoir des caribous — des « adik », dans sa langue —, des amas denses d’épinettes et de pins ont été remplacés par des forêts clairsemées.
Dans leur document produit en 2020, les chercheurs Martin-Hugues St-Laurent et Jacinthe Gosselin, du Laboratoire de gestion de la faune terrestre, concluent que le niveau de perturbation des forêts dans l’habitat essentiel du caribou de Val-d’Or s’élevait à 78 % en 2018.
Photo: Image fournie par le Département des ressources naturelles de la communauté de Lac-Simon, Historique des perturbations sur le site faunique des caribous de Val-d’Or
« L’intervention forestière et la présence d’infrastructures récréotouristiques » ont entraîné avec le temps une multiplication des prédateurs sur le territoire, résume le directeur de la gestion de la faune en Abitibi-Témiscamingue, Daniel Spalding. Une fois les loups arrivés, la chute a été vertigineuse. D’une quarantaine de bêtes dans les années 1990, la harde a été réduite à sept en 2020.
Le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs n’a alors pas eu le choix de « mettre à l’abri les derniers individus » en les plaçant dans un enclos. Encerclée par les entreprises forestières, les chemins de chasseurs, les minières et les feux de forêt, la harde de caribous de Val-d’Or ne fait que survivre.
Une enclave grillagée dans la forêt
À la table d’un Tim Hortons du centre-ville valdorien, Diane et Donna sirotent leurs boissons, perdues dans leur téléphone. Le Devoir les interpelle : que devrait-on faire avec les caribous de Val-d’Or ? Diane interrompt le visionnement d’une vidéo TikTok. « Des caribous à Val-d’Or ? » lance-t-elle, incrédule.
L’enclos de 14 hectares qui les abrite se trouve pourtant à 30 minutes de là, dans la réserve de biodiversité des Caribous-de-Val-d’Or. Nous avons pu nous y aventurer. À nos côtés pour nous guider : Henri Jacob, écologiste, président de l’Action boréale et grand habitué du secteur.
Le chemin que nous avons emprunté s’amorce sur la 3e Avenue, à Val-d’Or. Après un passage sur la 117, il bifurque sans avertir vers le sud, et aboutit sur une large route de terre. Des nuages de poussière encrassent la vitre arrière. Les roues bondissent et patinent sur le gravier. À droite, un sentier s’ouvre sur le logo d’une compagnie minière.
La forêt se densifie peu à peu. Comme si une pinède poussait à vue d’oeil sous nos yeux. C’est le site faunique du caribou. Les perturbations de l’habitat sont moins fréquentes depuis que Québec y a imposé un moratoire sur les coupes forestières.
Henri Jacob connaît les lieux comme le fond de sa poche. Une casquette vissée sur la tête, il traverse une nuée de moustiques et enjambe les flaques d’eau qu’une averse a laissées derrière ce matin-là. En route, sa voix se fond dans le bruissement des feuilles.
Puis l’enclos apparaît, au détour d’un ancien chemin de chasse. Une clôture haute de plusieurs mètres, garnie de fil électrique pour décourager les prédateurs. Henri Jacob s’arrête un instant ; du géotextile noir a été appliqué directement sur le grillage, sur plusieurs centaines de mètres. « Avant, il arrêtait icitte », lance-t-il en tendant le doigt.
Le militant arpente le chemin qui délimite l’enclos, en prenant bien soin de ne pas toucher le périmètre électrifié. Il tend l’oreille un instant. Un bruit sourd lui parvient. Le sabot d’un caribou sur le sol ? Impossible de le savoir. Le rideau de tissu noir installé sur la clôture le sépare des bêtes.
Ce pan de géotextile empêche les caribous de s’empêtrer les bois dans la clôture, selon le ministère de l’Environnement. Il abrite aussi la harde du regard des curieux et des prédateurs. En entrevue, le directeur de la gestion de la faune en Abitibi-Témiscamingue, Daniel Spalding, assure que les caribous se sont vite habitués à leur nouveau mode de vie.
« L’état de santé de nos caribous en enclos, il est bon. On fait des observations quotidiennes. Les caribous sont nourris d’un mélange de lichen, de foin et de moulée, explique-t-il en entrevue. On sait que ce sont des animaux qui peuvent se déplacer, mais aussi petit soit l’enclos, c’est très boisé et c’est vraiment représentatif de leur habitat naturel. »
Henri Jacob sait bien que le ministère n’a pas eu le choix de placer la harde à cet endroit. Mais sur le chemin du retour, il ne peut s’empêcher d’exprimer sa tristesse. « C’est comme un mouroir qu’il leur fait », lâche-t-il.
Photo: François Carabin, Henri Jacob à côté de l’enclos des caribous
Quelles chances de rétablissement ?
L’Action boréale sonne l’alarme sur la situation dramatique du caribou de Val-d’Or depuis des années. En 2018, l’organisme a produit un plan de rétablissement des caribous qui prévoyait l’ajout à la harde valdorienne d’individus provenant de populations nordiques — un programme de « supplémentation ».
Or, en date d’aujourd’hui, et même s’il promet d’en publier une depuis son élection en 2018, le gouvernement de François Legault n’a toujours pas accouché de sa stratégie de sauvegarde de l’espèce. Repoussée à maintes reprises dans les dernières années, elle l’a été une nouvelle fois cet été en raison des feux de forêt.
Henri Jacob ne se fait pas d’illusions. « Ce n’est pas garanti qu’on va sauver le caribou. C’est certain que si on garde neuf caribous dans un enclos, il n’y a rien à faire. On l’a vu, il y a une bête qui aurait peut-être pu avoir un petit au printemps, puis le petit, il est mort. »
« On a toutes les données qui existent pour protéger l’espèce et son habitat », affirme sans détour Andréanne Lord, spécialiste en environnement au Département des ressources naturelles de la communauté de Lac-Simon. « Il n’y a même plus de questions à se poser. On sait exactement quoi faire. »
L’affaire, c’est que le temps presse, ajoute-t-elle. Dans les dernières années, Lac-Simon a présenté une série de scénarios aux gouvernements du Québec et du Canada : fermeture massive de chemins, supplémentation… La communauté anichinabée propose même le doublement de la surface du site faunique et l’imposition sur les lieux d’un moratoire sur la coupe de bois.
Photo: Image fournie par le Département des ressources naturelles de la communauté de Lac-SimonSite faunique du caribou de Val-d’Or et agrandissement demandé par la communauté de Lac-Simon
Mais sans stratégie nationale de sauvegarde, nul moyen d’avancer. « Sur papier, on a une collaboration du gouvernement. Mais il n’y a pas de réelle collaboration. On a toujours le fardeau de devoir pousser pour mettre des actions de protection de l’espèce, mais ce n’est pas à la communauté de faire ça », déplore la spécialiste.
Dans des lignes directrices publiées en 2013 pour le compte du ministère de l’Environnement, l’Équipe de rétablissement du caribou forestier du Québec avait fixé à 35 % le taux de perturbation maximal sur les territoires stratégiques. C’est 43 points de pourcentage en deçà du taux enregistré en 2018 à l’intérieur de l’habitat essentiel de la harde de Val-d’Or.
Daniel Spalding maintient malgré tout qu’un tel progrès est réaliste. « Ça dépend de l’échelle de temps qu’on se donne », affirme-t-il. Il faudra aussi surveiller la publication de la stratégie, un processus « hautement politique », selon lui.
De passage en Abitibi-Témiscamingue, le mois dernier, le premier ministre François Legault avait affiché ses couleurs quant aux chances de survie du caribou dans le secteur : « Il y a un équilibre [à trouver] entre protéger les emplois dans le secteur de la forêt, qui nourrissent beaucoup de monde dans la région, puis protéger des espèces comme le caribou. Donc, on est en train d’analyser tout ça. »
Arrivée dans la communauté de Lac-Simon il y a à peine trois ans, Mme Lord se surprend à être découragée devant l’ampleur de la tâche. « Quand je suis rentrée, j’étais comme : “Ah, oui ! Le dossier du caribou. Je veux m’impliquer !” relate-t-elle. Ça fait trois ans que je suis sur le dossier, puis en ce moment, je suis sur le cul face à l’inaction de Québec. »
Il y a un bon moment déjà qu’Adrienne Jérôme a pu observer un « adik ». L’ancienne cheffe de Lac-Simon se remémore les jours où, l’hiver, « on pouvait les voir courir » sur les terres adjacentes à la réserve. Comme une locomotive, la harde soulevait la neige des mètres dans les airs. « J’ai même entendu des caribous durant le rut, lance-t-elle, rieuse. J’en avais parlé à notre biologiste, je lui avais demandé : “Qu’est-ce que j’entends ? On dirait un cheval qui a mal à la gorge !” »
Elle ne les entendra plus. Derrière leur rideau de géotextile, les caribous de Val-d’Or ne sont plus que neuf. Et leur sort, lui, ne tient qu’à un fil.