Photo: Jean-Simon Bégin

Source: Le Devoir 

En délaissant des dizaines de projets d’aires protégées dans la partie sud du Québec, le gouvernement Legault a manqué plusieurs occasions de mieux protéger l’habitat du caribou forestier, dénoncent des experts de l’espèce. Ceux-ci critiquent d’ailleurs l’inaction de Québec au cours des dernières années, alors que le déclin se poursuit et que plusieurs cheptels sont dans une situation extrêmement précaire.

« On a manqué une occasion de préserver des habitats qui ont un fort potentiel pour le caribou et toutes les espèces associées aux vieilles forêts. Mais on n’a pas manqué une occasion de continuer à fournir un accès à des volumes de bois pour l’industrie. Et on n’a pas manqué une occasion de continuer de scier la branche sur laquelle le caribou forestier est assis », déplore le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, spécialiste du cervidé et professeur à l’Université du Québec à Rimouski.

Le Devoir révélait jeudi que le gouvernement caquiste a choisi de délaisser pas moins de 83 projets d’aires protégées dans le cadre du processus qui a mené à l’atteinte de la cible de protection de 17 % des milieux naturels terrestres du Québec avant la fin de 2020. Tous ces projets étaient pourtant « issus des travaux de concertation régionale et autochtone » du ministère de l’Environnement et de la Lutte contre les changements climatiques (MELCC).

Parmi les projets mis de côté, on compte au moins une dizaine de territoires qui auraient permis d’accroître les mesures de protection du caribou, selon des intervenants bien au fait du dossier. Ces territoires totalisent au moins 2000 km2, selon une comptabilisation non exhaustive. Parmi ceux-ci, on retrouvait un projet de 310 km2 mis de l’avant par le MELCC et désigné comme « secteur prioritaire » du caribou. On comptait aussi une série de quatre projets portés notamment par les Innus et situés dans la région du réservoir Pipmuacan, au nord-est du Lac-Saint-Jean.

Le problème, selon M. St-Laurent, c’est que tous ces secteurs propices à la survie du cervidé menacé sont situés au sud de la limite nordique des forêts attribuables. « Le ministère des Forêts semble avoir un droit de veto sur le devenir des aires protégées proposées par le ministère de l’Environnement. Il semble y avoir une hiérarchie entre les ministères et c’est celui qui a une vocation socio-économique qui gagne. »

Déclin

Le biologiste souligne qu’il est pourtant plus urgent que jamais de protéger les forêts matures qui sont essentielles à l’espèce. Les plus récents inventaires réalisés par les experts du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) ont en effet démontré que la situation continue de se détériorer pour différentes populations.

Le ministère des Forêts semble avoir un droit de veto sur le devenir des aires protégées proposées par le ministère de l’Environnement. Il semble y avoir une hiérarchie entre les ministères et c’est celui qui a une vocation socio-économique qui gagne.

— Martin-Hugues St-Laurent

À titre d’exemple, l’inventaire aérien mené sur 28 000 km2 dans le secteur Pipmuacan (couvrant le nord du Saguenay−Lac-Saint-Jean et une portion de la Côte-Nord), a permis d’évaluer la population à seulement 225 bêtes. « Certains secteurs ne comptent presque plus de caribous, contrairement à ce qui avait été observé en 2012 », peut-on lire dans le rapport du ministère, qui précise que « les perturbations de l’habitat » sont trop importantes, mais aussi que « la population est dans un état extrêmement précaire et que sa capacité d’autosuffisance est peu probable dans les conditions actuelles ».

Dans d’autres secteurs, dont ceux de Manicouagan et de la Moyenne-Côte-Nord, les experts ont comptabilisé quelques dizaines à quelques centaines de bêtes, bien souvent en nombre inférieur aux inventaires précédents. Même chose pour le nombre de faons, soit les jeunes caribous, un indicateur qui permet d’évaluer la capacité de « recrutement » d’une population. Globalement, le MFFP évaluait qu’on comptait de 6000 à 8500 caribous forestiers au Québec lors du dernier bilan, en 2012. Ce chiffre doit être mis à jour prochainement et il sera très certainement moins élevé, prévient Martin-Hugues St-Laurent.

Un point de vue que partage Marco Festa-Bianchet, professeur titulaire au Département de biologie de l’Université de Sherbrooke. « Je n’ai aucune hésitation à dire que cet animal, on va le perdre », laisse-t-il tomber. Il critique d’ailleurs sévèrement l’inaction des dernières années des différents gouvernements au Québec. « Je travaille dans le dossier du caribou depuis plusieurs années et il est clair que les gouvernements font de leur mieux pour cacher le fait qu’ils ne font rien. On le voit encore avec cet exemple des aires protégées. Il y avait des projets pour protéger l’habitat du caribou, mais le gouvernement a décidé de ne pas aller de l’avant. »

Selon lui, le problème réside dans la politisation de cette question de conservation. M. Festa-Bianchet estime que l’ancien premier ministre Philippe Couillard avait bien résumé la formule, lors de la campagne électorale de 2014, en affirmant : « Je ne sacrifierai pas une seule job dans la forêt pour les caribous », avait-il alors affirmé.

« C’est la même situation qu’on voit partout au Canada. C’est toujours la même vision à court terme, surtout quand l’industrie arrive avec la menace de pertes d’emplois. C’est ce qu’on appelle, en biologie, l’effet cliquet. Le gouvernement est toujours prêt à aller plus loin pour aider l’industrie, mais le retour en arrière n’est plus possible par la suite », explique-t-il.

Le MFFP se veut toutefois rassurant pour la suite. Le gouvernement travaille présentement à finaliser une « stratégie » pour l’espèce dès cette année, avec un processus de consultation publique prévu au cours des prochains mois. Le ministère dit aussi vouloir « créer une synergie avec les aires protégées » proposées par le MELCC. En attendant, les mesures « intérimaires » de protection seront maintenues, notamment en matière d’aménagement forestier, afin de « préserver les massifs forestiers utilisés par l’espèce », précise-t-on dans une réponse écrite.