Les récents incendies de forêt ont touché surtout de jeunes forêts, au Québec, épargnant l’essentiel des territoires envisagés pour la protection du caribou, mais mettant en péril la régénération naturelle des forêts et faisant partir en fumée des décennies d’investissements publics en reboisement, indiquent des chercheurs.


À peine 2,3 % des « vastes espaces propices » et des « zones d’habitats en restauration » qui sont à l’étude dans le cadre de la stratégie de protection du caribou que prépare Québec ont été touchés par le feu, ce qui représente 1100 kilomètres carrés (km⁠2).

C’est ce qu’ont constaté les chercheurs scientifiques en écologie forestière Yan Boulanger et Louis De Grandpré ainsi que le biologiste forestier David Gervais, sur la base des contours des incendies de la Société de protection des forêts contre le feu (SOPFEU) du 19 juin.

Source :  Conseil des Innus de Pessamit

Carte illustrant les zones où ont fait rage des incendies de forêt en 2023 (en date du 19 juin) par rapport aux territoires envisagés pour la protection du caribou (vastes espaces propices, VEP, et zones d’habitats en restauration, ZHR)

Les vastes espaces propices et les zones d’habitats en restauration sont des territoires d’au moins 5000 km⁠2 fréquentés par les caribous forestiers ; les premiers sont peu perturbés et constituent des habitats favorables au grand cervidé, tandis que les seconds sont perturbés et des efforts de restauration y seraient déployés pour assurer le maintien ou la croissance des populations.

« Comme [ces zones] n’ont pas été trop affectées par les feux, on peut se questionner sur la nécessité de reporter la stratégie caribou »

– Affirme Louis De Grandpré, qui travaille au Conseil des Innus de Pessamit.

Le gouvernement Legault s’était engagé en août 2022 à publier sa stratégie finale sur les caribous forestiers et montagnards avant la fin de juin 2023, mais soutient maintenant que les incendies de forêt le forcent à revoir ses plans.

L’objectif de la stratégie étant la protection du caribou, le seul élément à considérer devrait être la perturbation des territoires envisagés pour sa protection, renchérit David Gervais, qui travaille aussi au Conseil des Innus de Pessamit.

Revoir les zones à protéger parce que les incendies ont brûlé d’autres secteurs démontrerait que le réel objectif du report est de limiter l’impact sur la « possibilité forestière », soit le volume de bois disponible pour l’industrie, estime-t-il.

Si on constate que les feux ont affecté la possibilité forestière, on va rapetisser les zones de maintien du caribou ?

          -David Gervais, du Conseil des Innus de Pessamit

Québec affirme devoir recalculer les « mesures compensatoires » qui seront accordées aux entreprises forestières qui se verront retirer des droits de coupe afin de protéger des secteurs propices au caribou, puisque certains territoires qui devaient être attribués en compensation ont été brûlés, a déclaré à La Presse Mélina Jalbert, attachée de presse du ministre de l’Environnement, de la Lutte contre les changements climatiques, de la Faune et des Parcs Benoit Charette.

Régénération en péril

Les incendies de forêt auront d’ailleurs un impact sur l’industrie forestière, puisque la proportion de « forêts productives » touchées par le feu atteint 36 %, ont calculé les chercheurs interrogés par La Presse.

Ces forêts âgées de 90 à 120 ans, voire plus, étaient prêtes à récolter.

Mais c’est surtout à moyen et long terme que l’impact des incendies se fera sentir sur l’industrie, car plus de la moitié des peuplements forestiers touchés par les incendies avaient moins de 50 ans.

« Ces arbres n’ont pas la taille commerciale pour être récupérés [par l’industrie] », précise M. Boulanger, qui travaille au Service canadien des forêts du ministère fédéral des Ressources naturelles, prévenant que l’analyse est préliminaire, puisqu’on ignore si tout a brûlé à l’intérieur du contour des incendies.

« On vient de perdre plusieurs décennies de possibilités forestières », ajoute Louis De Grandpré.

Et comme les travaux sylvicoles sont assumés par l’État, ce sont aussi des dizaines d’années d’investissements publics qui se sont envolés en fumée, et qui seront à reprendre, souligne-t-il.

Il va falloir un investissement important pour remettre ça en production, ça va coûter cher.

         -Louis De Grandpré, du Conseil des Innus de Pessamit

Accidents de régénération

Les jeunes forêts qui ont brûlé ne repousseront pas naturellement d’elles-mêmes, du moins pas avant très longtemps, puisqu’elles n’ont pas atteint leur « maturité sexuelle », expliquent les deux chercheurs.

Vue aérienne d’un secteur ravagé par un incendie de forêt dans la région de Sept-Îles au début du mois. Source: Martin Tremblay, La Presse

« S’il n’y a pas d’arbre mature sexuellement, donc, il n’y a pas de dissémination de graines », explique Louis De Grandpré.

« Ça crée un accident de régénération, parce que ce peuplement ne pourra pas se régénérer », explique-t-il.

Cette « trouée » dans la forêt pourrait voir apparaître des arbustes et d’autres plantes qui freineront le retour des arbres, qui pourrait ainsi mettre « des centaines d’années » à se réaliser, indique M. De Grandpré.

Pour l’industrie forestière, il s’agit donc d’une perte de superficies qui étaient productives, dit-il.

Le Conseil de l’industrie forestière du Québec n’a pas rappelé La Presse.

Le ministère québécois des Ressources naturelles et des Forêts a déjà préparé des plans spéciaux de récolte du bois brûlé, mais affirme ne pas être en mesure d’indiquer pour l’instant l’impact des incendies sur les forêts, a indiqué dans un courriel à La Presse un ou une porte-parole refusant de s’identifier.

APPEL À NE PAS RETARDER LA PROTECTION DES CARIBOUS

Des groupes écologistes appellent Québec à ne pas « prendre les actuels incendies de forêt comme prétexte pour retarder une fois de plus le dépôt de la stratégie pour protéger le caribou ». La coalition, dont font notamment partie Mères au front, la Coalition Fjord et Environnement Vert Plus, réclame en outre la mise en place de « mesures intérimaires » de protection des secteurs névralgiques d’ici la mise en œuvre de la stratégie gouvernementale.

EN SAVOIR PLUS

  • 48 261 km⁠2superficie totale des vastes espaces propices et les zones d’habitats en restauration à l’étude pour la protection du caribou
SOURCES : MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS DU QUÉBEC
  • 6546 km⁠2forêts ayant un potentiel de récolte se trouvant à l’intérieur des contours de feu en date du 19 juin
SOURCES : SOCIÉTÉ DE PROTECTION DES FORÊTS CONTRE LE FEU, MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS DU QUÉBEC, MINISTÈRE DES RESSOURCES NATURELLES DU CANADA, CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT
  • 1053 km⁠2forêts n’ayant pas de potentiel de récolte se trouvant à l’intérieur des contours de feu en date du 19 juin
SOURCES : SOCIÉTÉ DE PROTECTION DES FORÊTS CONTRE LE FEU, MINISTÈRE DE L’ENVIRONNEMENT DE LA LUTTE CONTRE LES CHANGEMENTS CLIMATIQUES, DE LA FAUNE ET DES PARCS DU QUÉBEC, MINISTÈRE DES RESSOURCES NATURELLES DU CANADA, CONSEIL DES INNUS DE PESSAMIT