Publié le 9 décembre 2021
Source: Alexandre Shields, Le Devoir
En fort déclin et soumises à d’importantes perturbations de leur habitat, les populations de caribous de la Gaspésie et de Charlevoix risquent de disparaître à court terme, selon ce qui se dégage des nouveaux inventaires de populations. Le gouvernement Legault a repoussé la mise en œuvre d’une stratégie de protection de l’espèce, mais des « mesures exceptionnelles » sont prévues pour sauver les deux hardes isolées, qui se retrouveront en bonne partie en captivité.
Les caribous montagnards de la Gaspésie, qui constituent la dernière population de l’espèce vivant au sud du Saint-Laurent, ne sont pas plus de 32 à 36 bêtes, selon le plus récent inventaire publié jeudi par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP). En 2019, leur cheptel en déclin était évalué à 40 bêtes, alors que les inventaires publiés à partir de données de 2017 signalaient la présence d’environ 75 bêtes.
Selon les experts du MFFP, « le taux de recrutement », soit la présence de faons, « ne permet pas de considérer la population comme stable ». Résultat : « la population de caribous montagnards de la Gaspésie subsiste dans un contexte de grande précarité en raison de la faible taille des groupes fréquentant les trois secteurs, du faible taux de recrutement et du peu d’échanges entre ces groupes ». Les trois secteurs en question sont les monts McGerrigle, Albert et Logan, soit ceux où on retrouve les caribous dans le parc.
Le portrait de la situation est encore pire pour la harde de caribous de Charlevoix, qui subsiste dans un habitat très perturbé et qui doit être envoyée au complet en captivité au cours des prochains mois. Selon les inventaires du MFFP, elle ne compte plus que 17 bêtes, dont un seul faon. Au début des années 1990, cette population isolée comptait 125 individus.
La perturbation de leur habitat, notamment par l’industrie forestière, est à l’origine de ce déclin marqué, selon ce qui se dégage du rapport d’inventaire du MFFP. « À l’instar des autres populations de caribous forestiers du Québec, l’état de la population de Charlevoix est le reflet d’une perte d’habitat importante et de perturbations anthropiques du paysage forestier. La modification de la structure et de la composition des peuplements, liée notamment à la récolte forestière, a entraîné une modification du système prédateur-proie, et ce, en défaveur du caribou forestier », écrivent les experts du ministère.
Concrètement, les coupes forestières, en plus de détruire les vieilles forêts nécessaires pour l’alimentation des caribous, facilitent l’arrivée des prédateurs, ce qui a notamment pour effet d’augmenter la mortalité des jeunes caribous.
En captivité
Les bêtes de la région de Charlevoix doivent ainsi être envoyées prochainement en captivité, dans un site aménagé par le MFFP. La planification de la mise en enclos est similaire dans le parc national de la Gaspésie, sauf que, dans ce cas, deux sites seront aménagés : un dans le secteur du mont Albert et un dans le secteur du mont McGerrigle.
Le MFFP prévoit par ailleurs de capturer uniquement les femelles gestantes de la Gaspésie au cours de l’hiver prochain. Les femelles seront transportées en captivité afin de protéger les faons des prédateurs. Elles pourraient ensuite être relâchées au bout de quelques semaines, ou alors demeurer plus longtemps en captivité, selon le succès de cette opération.
Dans un communiqué publié jeudi, le MFFP a qualifié ces projets de « mesures exceptionnelles de protection » qui s’ajoutent au « programme de contrôle des prédateurs pour les populations isolées de Charlevoix, de la Gaspésie et de Val-d’Or ».
Une autre population isolée de caribous forestiers a déjà été placée en captivité, soit celle de la région de Val-d’Or. Ces caribous, qui vivent dans un secteur où l’habitat a été fortement perturbé par les industries forestière et minière, sont déjà en captivité depuis mars 2020. Sept bêtes avaient alors été capturées, mais un animal est mort dans l’enclos. Ce sont les caribous de Val-d’Or que le gouvernement libéral avait voulu envoyer au zoo de Saint-Félicien en 2017.
Selon Nature Québec, le gouvernement Legault ne fait pas le nécessaire pour éviter la disparition des hardes isolées de caribous. « Si le gouvernement continue à ne proposer que des solutions inadéquates comme la mise en enclos et l’abattage de prédateurs, les populations de Charlevoix et de la Gaspésie disparaîtront dans quelques années. Nous n’avons plus de temps à perdre avec des demi-mesures », a dénoncé jeudi la directrice générale de l’organisme, Alice-Anne Simard.
« La science est claire : il faut mettre un frein à la destruction de l’habitat et cela passe inévitablement par une diminution de l’exploitation forestière dans certains secteurs. Nature Québec demande un moratoire sur les coupes forestières dans l’habitat essentiel des populations dont l’état est le plus critique, incluant celle de Charlevoix et de la Gaspésie, en attendant le dépôt de la Stratégie pour les caribous forestiers et montagnards », a ajouté Mme Simard, par voie de communiqué.
Report de la protection
Au mieux, on ne compte plus que quelques milliers de caribous forestiers au Québec et le déclin se poursuit, selon les inventaires du MFFP. Certains groupes de cervidés se trouvent aujourd’hui dans une situation « extrêmement précaire » et leur survie à long terme est qualifiée de « peu probable ».
Le gouvernement Legault a néanmoins décidé, au début du mois de novembre, de ne pas présenter cette année de stratégie visant à protéger les différentes populations de caribous forestiers de la province. Aucune date n’est désormais évoquée par le ministère, qui mentionne simplement une « stratégie à venir ».
En lieu et place d’un plan de sauvetage de l’espèce, le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs, Pierre Dufour, a décidé de mettre sur pied une « commission indépendante » qui devra mener, à l’hiver 2022, à « une série d’audiences publiques régionales » afin de récolter l’opinion des participants « sur deux scénarios de gestion adaptée de l’habitat des caribous ». Cette commission ne compte aucun biologiste, aucun expert des écosystèmes forestiers et aucun expert du caribou forestier, même si cette espèce est étudiée par plusieurs scientifiques au Québec.
Le mandat consiste à mener des consultations publiques « dans certaines régions » où l’on trouve des caribous forestiers ou montagnards, soit le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord, l’Abitibi-Témiscamingue, le Nord-du-Québec et la Gaspésie. Toutes ces régions comptent une industrie forestière.
Déclin de l’espèce
Pendant ce temps, les plus récents inventaires réalisés par les experts du ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs ont démontré que la situation continue de se détériorer pour différentes populations.
À titre d’exemple, l’inventaire aérien mené sur 28 000 km2 dans le secteur Pipmuacan (couvrant le nord du Saguenay−Lac-Saint-Jean et une portion de la Côte-Nord), a permis d’évaluer la population à seulement 225 bêtes. « Certains secteurs ne comptent presque plus de caribous, contrairement à ce qui avait été observé en 2012 », peut-on lire dans le rapport du ministère, qui précise que « les perturbations de l’habitat » sont trop importantes, mais aussi que « la population est dans un état extrêmement précaire et que sa capacité d’autosuffisance est peu probable dans les conditions actuelles ».
Dans d’autres secteurs, dont ceux de Manicouagan et de la Moyenne-Côte-Nord, les experts ont comptabilisé de quelques dizaines à quelques centaines de bêtes, bien souvent en nombre inférieur aux inventaires précédents. Même chose pour le nombre de faons. Globalement, le MFFP évaluait qu’on comptait de 6000 à 8500 caribous forestiers au Québec lors du dernier bilan, en 2012. Ce chiffre sera assurément moins élevé lors de la publication du prochain bilan, selon le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, spécialiste de l’espèce.