La construction anarchique des routes forestières provoque de graves conséquences environnementales et économiques, a constaté une équipe de l’émission Enquête.

Publié le 5 mars 2021

Source: Radio-Canada


Le Québec compte désormais 468 000 km de routes forestières, soit l’équivalent de 10,5 fois le tour de la planète Terre. Rien que l’an dernier, 6000 km de chemins se sont ajoutés. Cette construction effrénée cause un déboisement quasi irréversible.

«Les chemins forestiers, c’est l’industrie qui les a ouverts pour aller récolter. Et là, dans bien des cas, on est arrivé au bout. Le tapis a été déroulé jusqu’au bout et il faut revenir où on était », explique Gérard Szaraz, ex-forestier en chef du Québec.

L’ancien sous-ministre associé se préoccupe de cette déforestation et de son impact sur la biodiversité.

«Les chemins sont la voie d’accès des loups et des ours », souligne M. Szaraz, qui s’implique aujourd’hui chez Nature Québec, un organisme de conservation. Pour des espèces en péril comme le caribou forestier, un territoire quadrillé peut être fatal parce qu’il facilite les déplacements des prédateurs.

« C’est important de maintenir des territoires sauvages. Combien d’autres espèces on va chasser de leur territoire à cause d’un développement sans planification? »

-Daniel Kneeshaw, professeur en écologie forestière à l’UQAM

Pour ce chercheur, c’est un peu comme l’arbre qui cache la forêt, parce que l’impact de l’aménagement des chemins est souvent plus important que celui des coupes. Contrairement aux forêts qui sont reboisées, les routes compactées par la machinerie lourde ne permettent pas aux arbres de repousser. Ces milliers de kilomètres ne pourront donc plus être récoltés par l’industrie dans le futur.

Il y a 15 ans, Daniel Kneeshaw avait sonné l’alarme sur les impacts de la prolifération de la voirie forestière au Québec. Il se construisait alors entre 4000 et 5000 km par année. Depuis, le foisonnement des chemins s’est accentué. Contrairement à d’autres provinces et aux États-Unis, le Québec n’a toujours pas encadré la construction de ces routes.

En 2004, le rapport Coulombe concluait qu’il restait environ 15 % de forêts boréales vierges au Québec, justement parce qu’il n’y avait pas d’accès terrestre. Impossible de savoir ce qu’il en est aujourd’hui. Le ministère des Forêts dit ne pas comptabiliser ces superficies parce que la commission Coulombe n’a pas défini ce qu’est une forêt vierge.

Les chemins de la contradiction

Dans la foulée du film L’erreur boréale et de la commission Coulombe, Québec a réduit la taille des chantiers pour éviter d’énormes coupes à blanc et satisfaire l’opinion publique. Résultat de ce nouveau régime forestier : le nombre de routes a explosé.

« C’est toujours intéressant de penser que nos bonnes intentions nous amènent à l’enfer, dit le professeur Daniel Kneeshaw. Visuellement, c’est moins dérangeant, mais on a besoin d’un réseau routier qui est beaucoup plus développé. »

Sur le territoire de La Tuque, où les coupes se font en mosaïque, il y a désormais plus de 30 000 km de chemins forestiers et le nombre de chantiers a été multiplié par 25.

« Si tu as 75 secteurs de coupe plutôt que d’en avoir trois, tu passes ton temps à te déplacer et à récolter des petites assiettes de coupe. Donc, ce n’est pas rentable, s’insurge le maire de La Tuque Pierre-David Tremblay. »

«  La récolte est beaucoup plus morcelée dans le territoire au Québec, donc ça nous amène à être obligés de faire plus de chemins forestiers pour le transport et l’accès à la ressource. »

– Simon Turcotte, directeur des opérations de la Coopérative forestière du Haut St-Maurice

Alors que le secteur forestier veut jouer un rôle clé dans la lutte contre les changements climatiques en séquestrant le carbone dans les arbres coupés et en faisant la promotion des matériaux de bois – plus écologiques que le béton et l’acier –, la prolifération de la voirie forestière envoie le message contraire.

«Il y a une consommation plus grande en diesel de toutes les machines, que ce soit une excavatrice, que ce soit un bouteur, un tracteur. Tous les équipements lourds, ça nous en prend de plus en plus pour être capables de récolter le même nombre de mètres cubes de bois au Québec », se désole Simon Turcotte.

En Haute-Mauricie, la planification déficiente du ministère des Forêts affecte la rentabilité des entrepreneurs forestiers, qui sont déjà fragilisés puisqu’ils sont payés aujourd’hui le même montant par mètre cube de bois coupé qu’il y a 20 ans.

Ce manque de planification est notamment dû au système de mise aux enchères des forêts publiques, qui alloue le bois au plus haut soumissionnaire, quelle que soit la région où il se trouve.

« Je vois d’autres usines à plus de 200, 300 km venir chercher du bois ici, sur notre territoire. Ce n’est pas logique », déplore le maire de La Tuque.

Lors de notre passage, la Coopérative forestière du Haut Saint-Maurice préparait son prochain chantier à plus d’une centaine de kilomètres de La Tuque, alors qu’un concurrent, qui arrivait d’une autre région, s’apprêtait à récolter le bois sur la parcelle voisine.

À la croisée des chemins

Il suffit de sortir de La Tuque pour découvrir ce labyrinthe de dizaines de milliers de kilomètres en prenant la route vers le nord. Un peu comme des branches d’arbres, il y a des tronçons partout, à gauche et à droite, qui mènent à d’anciens et à d’actuels chantiers.

D’ailleurs, nous nous sommes perdus pendant cinq heures entre Opitciwan et Clova. Il faut dire qu’il n’y a ni signal GPS ni signal cellulaire. Et aucun service à des kilomètres à la ronde.

Avec toutes ces ramifications sans signalisation, il est difficile de retrouver sa route et d’éviter une panne d’essence. Heureusement, nous avons pu compter sur les anges gardiens de l’auberge La Patate du Gouin, à la jonction de chemins forestiers qui mènent en Abitibi, en Mauricie, dans le Nord-du-Québec et au Lac-St-Jean.

Chantal Mazerolle et Jean-Marc Majeau se sont installés au milieu de cette forêt, près du réservoir Gouin, il y a plus de 15 ans. Depuis, le paysage a bien changé.

« Quand les compagnies forestières ont commencé à bûcher, elles ont commencé à produire des chemins. Ça s’est développé avec les années. […] Il fallait qu’ils fassent des routes principales, comme d’ici à Senneterre. Après ça, pour faire des coupes, ils ont fait des chemins de pénétration. »

– Jean-Marc Majeau, copropriétaire de La Patate du Gouin

Chantal et Jean-Marc ont vu pousser le nombre de kilomètres. Tellement qu’aujourd’hui, ils se perdent eux aussi dans cet immense territoire.

« Ça a beaucoup bûché et il y a eu beaucoup de chemins de faits. Quand je m’en vais faire un petit cinq minutes de voiture, mettons, je ne me reconnais même pas », assure Chantal Mazerolle.

Et un peu comme La Patate du Gouin, le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins.

Le MFFP a d’ailleurs annoncé il y a quelques semaines que les coupes seront dorénavant permises sur de plus grandes superficies pour limiter la construction de chemins forestiers et éviter de fragmenter les habitats, tout en réduisant les coûts d’exploitation pour l’industrie.

Payés par les contribuables

Une grande partie de la construction du réseau routier forestier est payée par les contribuables.

En 2019 et 2020, le gouvernement a versé près de 100 millions de dollars en subventions aux compagnies forestières pour ces chemins aussi destinés aux Autochtones, aux pourvoyeurs, aux chasseurs et aux touristes.

« En foresterie, on dit maintenant « chemins multiressources ». Tout le monde peut les utiliser, c’est vrai. Mais en réalité, tous ces chemins-là sont faits pour l’industrie en premier. »

-Henri Jacob

Écologiste de la première heure en Abitibi, Henri Jacob estime que les compagnies devraient assumer seules les coûts de ces chemins. Pour lui, parler de chemins multiressources est une façon de déguiser les subventions.

Ils sont faits dans le but d’exploiter la forêt, insiste-t-il. Et pourquoi on change ce vocabulaire-là? Dans ce cas-ci, c’est parce qu’on sait qu’aux États-Unis, dans les échanges commerciaux, si le gouvernement disait : « J’ai subventionné les chemins des forestières », il aurait des compensations à donner.