Source: Alain Rochefort et David Rémillard, Radio-Canada
Publié le 5 novembre 2021
La commission indépendante sur le caribou forestier et montagnard que mettra en place le gouvernement du Québec laisse les groupes écologistes et les experts de l’animal sceptiques. D’autant plus qu’aucun spécialiste du caribou n’a été inclus dans la composition du comité.
Alors que plusieurs attendaient le dépôt d’une stratégie de protection de l’habitat du caribou forestier cet automne, le gouvernement du Québec a plutôt annoncé, vendredi, la création d’une commission indépendante.
Cette annonce vient confirmer les informations de Radio-Canada révélées la semaine dernière. Des sources expliquaient alors que la Coalition avenir Québec (CAQ) n’avait pas l’intention de présenter de stratégie de protection de l’habitat du caribou avant les prochaines élections, reniant ainsi une promesse faite l’an dernier par le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP), Pierre Dufour.
Le mandat de la commission sera d’analyser deux scénarios concoctés par le MFFP, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, dont un sans incidence additionnelle sur les approvisionnements en bois
pour l’industrie forestière.
Tournées régionales
La commission mènera une série d’audiences publiques dans certaines régions où vivent les caribous, notamment Charlevoix, le Saguenay–Lac-Saint-Jean, la Côte-Nord, l’Abitibi-Témiscamingue, le Nord-du-Québec et la Gaspésie. Ses travaux doivent débuter à l’hiver 2022.
Des communautés autochtones ainsi que des résidents de ces régions seront consultés. Les simples citoyens et les divers groupes de la société civile pourront également produire un mémoire.
Nancy Gélinas, doyenne de la Faculté de foresterie, de géographie et de géomatique à l’Université Laval et professeure-chercheuse en économie forestière, présidera la commission. Elle rendra des recommandations et un rapport à la suite de ces rencontres.
Pas d’experts
Mme Gélinas sera appuyée par deux anciens sous-ministres complétant le comité chargé d’entendre et de recueillir les commentaires dans le cadre des travaux de la commission. Clément D’Astous et Florent Gagné ont été choisis pour leur expertise dans les sphères du développement durable que sont l’environnement, le volet social et l’économie
, affirme le gouvernement.
Or, selon Martin-Hugues St-Laurent, professeur en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski, les trois commissaires choisis ne sont pas des spécialises du caribou forestier. Sans rien enlever à la grande qualité
de leurs feuilles de route, il souligne, par exemple, que Mme Gélinas a une expertise très précise en économie forestière
.
Je suis surpris et déçu de voir qu’il n’y a pas de spécialiste de l’écologie et [de] la conservation du caribou là-dessus
, affirme M. St-Laurent, lui-même spécialiste chevronné du caribou.
« Je me questionne sur la capacité et l’expertise [de ces commissaires] pour être sensibles aux arguments biologiques attachés à la réalité du caribou. »
M. St-Laurent promet que les biologistes seront au rendez-vous pour présenter des mémoires et faire valoir leurs arguments favorisant la protection du caribou forestier. Ce dernier s’inquiète cependant de voir que la commission semble arriver avec un mandat assez clair
, soit deux scénarios.
Sa crainte est que ni l’un ni l’autre ne soit suffisamment favorable au caribou.
Commission indépendante
, martèle le ministre
Invité à réagir à ces propos, le ministre des Forêts, de la Faune et des Parcs Pierre Dufour a insisté sur le caractère indépendant de la commission mise en place. Il n’y a rien qui empêche ces gens-là [les commissaires] de rencontrer des spécialistes et d’aller à la source de l’information que ces gens-là vont leur donner
, a-t-il affirmé en entrevue à Radio-Canada.
M. Dufour se défend aussi de retarder volontairement la présentation de la stratégie de protection de l’habitat du caribou forestier. Je suis triste de voir que plusieurs actions qu’on fait ne sont jamais considérées. Justement parce qu’on veut prendre davantage de temps pour analyser certains éléments
, a-t-il déclaré.
Vendredi, le ministre a aussi annoncé le retrait de 1550 kilomètres carrés de forêt de la possibilité forestière 2023-2028. C’est trois fois l’île de Montréal, c’est pas petit. C’est une action qui est ajoutée
, a-t-il dit, soulignant qu’il en avait lui-même fait la demande au Forestier en chef, qui calcule actuellement les possibilités forestières du prochain plan de cinq ans.
Rappelons que les possibilités forestières correspondent au volume maximal de récolte annuelle de bois que l’on peut prélever en forêt publique, selon le Bureau du forestier en chef.
Les emplacements exacts de ces forêts ne sont pas mentionnés. Selon Martin-Hugues St-Laurent, ce type de forêt est à la base moins intéressant pour l’industrie forestière. Selon un document du Forestier en chef, la paludification — le processus d’accumulation graduelle de la couche organique du sol — implique en effet une perte de productivité ligneuse
.
M. Dufour a finalement mis de l’avant la création de l’aire de protégée de Manouan-Manicouagan (10 200 kilomètres carrés). Ça n’a pas fait état de grandes nouvelles, et pourtant, mais ce sont des actions qui se font.
Pour ce dernier exemple, rappelons toutefois que l’annonce de l’aire protégée a été faite en 2017 sous le gouvernement libéral.
Commission inutile
Des groupes écologistes ont aussi dénoncé l’implantation de la commission et le report du dépôt de la stratégie de protection du caribou, vendredi. En reportant encore sa stratégie et en commandant une commission inutile, le ministre Dufour abandonne son rôle de protection des espaces fauniques menacés
, a déclaré Alice-Anne Simard, directrice générale de l’organisme Nature Québec.
Mme Simard plaide pour la protection des forêts matures et un moratoire sur les coupes forestières dans de larges pans de l’habitat du caribou boréal.
Même son de cloche à la Société pour la nature et les parcs (SNAP Québec). La mise en place d’une commission annoncée aujourd’hui par le gouvernement représente un nouvel aveu d’échec en matière de protection des espèces menacées et vulnérables
, a réagi l’organisation par voie de communiqué.
Selon son directeur général Alain Branchaud, il existe pourtant suffisamment de connaissances scientifiques et de savoirs traditionnels autochtones
pour agir dès maintenant. M. Branchaud vante depuis longtemps l’idée de créer de vastes aires protégées et de créer des zones de connectivité
.
Outre les écologistes, des groupes autochtones, dont les Innus, ont dénoncé le report de la stratégie de protection du caribou.
Dans une lettre ouverte parue dans La Presse cette semaine, des membres du Conseil des Innus de Pessamit ont déclaré que la perte du caribou reviendrait à détruire une partie de leur identité culturelle, intimement liée à cet animal.
Des populations en déclin
Alors que la bataille entre les écologistes et le gouvernement se poursuit, des hardes de caribous forestiers et montagnards se meurent sur le territoire québécois, qui compte au total entre 6000 et 8500 individus.
Outre Val-d’Or, où on ne dénombre plus que sept caribous, les hardes de Charlevoix et de la Gaspésie ont atteint des seuils critiques, avec respectivement une vingtaine et une quarantaine de bêtes toujours en vie, selon les plus récents inventaires du MFFP, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.
La population du réservoir Pipmuacan, au Saguenay–Lac-Saint-Jean, montre aussi des signes inquiétants de déclin, notamment en raison de la dégradation de l’habitat par les coupes forestières.
Dans plusieurs secteurs analysés par le MFFP, ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs, l’habitat du caribou est perturbé à plus de 70 %.