Publié le 7 mai 2022

Source : Alexandre Shields, Le Devoir


Plusieurs scientifiques québécois pressent le gouvernement d’utiliser des outils financiers qui ont déjà fait leurs preuves afin de protéger les forêts matures de la province. Dans une lettre envoyée au Devoir, les cosignataires proposent ainsi de « comptabiliser les bienfaits » de la protection de ces écosystèmes, qui permettent à la fois de lutter contre la crise climatique et de préserver les habitats essentiels à la survie du caribou forestier.

Alors que le gouvernement caquiste répète que la protection du caribou forestier ne doit pas nuire à l’économie du Québec, les 37 cosignataires font valoir que la protection des dernières vieilles forêts de la province est indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre (GES) et qu’elle aurait aussi des bienfaits économiques. Les scientifiques provenant d’une dizaine d’universités rappellent d’ailleurs que « cette stratégie, connue sous le nom de “solutions fondées sur la nature”, est largement reconnue par la science et les grandes organisations internationales », dont le Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC).

« Parmi les retombées positives des pratiques d’aménagement forestier durable, la séquestration de carbone est probablement celle qui pourrait permettre le plus efficacement de justifier les coûts nécessaires pour conserver au sein des territoires occupés par le caribou forestier les grands massifs forestiers nécessaires au maintien de ses populations », ajoutent-ils dans cet appel lancé au gouvernement Legault.

Professeur à l’Université du Québec à Chicoutimi, Jean-François Boucher explique qu’une des options pour atteindre cet objectif serait de lancer des projets de « crédits carbone » sur les terres publiques recouvertes de forêts. Comme des entreprises doivent acheter des droits d’émission de GES pour se conformer à la réglementation provinciale, elles pourraient le faire ici. Les fonds générés serviraient alors à « financer les initiatives utiles à la lutte contre les changements climatiques et compatibles avec l’aménagement durable des forêts, pour ainsi créer une activité économique nouvelle ».

Les scientifiques proposent aussi de consacrer davantage de ressources provenant du Fonds d’électrification et de changements climatiques (l’ancien Fonds vert) afin de financer des projets, par exemple de plantation ou de reboisement d’anciens chemins forestiers. De telles opérations permettraient de séquestrer davantage de carbone, tout en créant ou en maintenant des emplois dans le secteur forestier.

Selon eux, il faudrait aussi réfléchir à l’idée d’utiliser des fonds pour « compenser » les entreprises qui se verraient refuser l’accès à des forêts protégées en raison de leur importance pour la lutte contre la crise climatique et la protection du caribou forestier. Dans ce cas, les fonds serviraient donc à financer des « solutions basées sur la nature » pour la préservation de la biodiversité et du climat.

Changements

Cosignataire de la lettre et directeur du Centre d’étude de la forêt, Pierre Drapeau estime que la nécessité de protéger les forêts matures impose un changement dans nos façons de faire « traditionnelles », qui se résument à couper toujours plus de forêts naturelles, toujours plus au nord.

En ce sens, l’utilisation d’outils économiques comme les « crédits carbone » et les fonds consacrés à la lutte contre les changements climatiques pourrait favoriser le développement de nouvelles pratiques. « On peut penser à investir dans une foresterie intensive, comme les Suédois et les Finlandais le font, mais à proximité des centres de transformation. On pourrait donc développer notre foresterie autour d’une forêt qu’on fait pousser, au lieu d’aller couper toujours plus de forêts naturelles. »

Pour espérer sauver le caribou forestier, il est indispensable de préserver ce qui reste de forêts matures, qui constituent un habitat essentiel pour l’espèce.

« Plus on fait des coupes forestières, plus les forêts matures [non touchées] sont importantes. Et si on veut avoir une marge de manœuvre pour éviter de perdre les caribous, il ne faut pas aller perturber ce qui ne l’est pas »

– Martin-Hugues St-Laurent, spécialiste du caribou et cosignataire de la lettre.

« Nous n’avons pratiquement plus d’habitats de qualité et de corridors de connectivité. Il faut donc consolider ce qui nous reste. Mais pour le moment, la logique consiste à couper la forêt, pour ensuite promettre un plan de restauration. C’est un peu comme si j’arrachais le toit de votre maison en vous promettant d’en mettre un nouveau dans 20 ans », ajoute celui qui dirige un programme de recherche en écologie animale à l’Université du Québec à Rimouski.