L’auteur est professeur à l’UQAM. Il cosigne ce texte avec 37 spécialistes membres du Centre d’étude de la forêt (CEF), un regroupement stratégique du Fonds de recherche du Québec – Nature et technologies (FRQNT).*

Publié le 7 mai 2022

Source : Pierre Drapeau, Le Devoir 


Le dossier du caribou forestier a fait les manchettes ces derniers temps et une décision sera bientôt prise à propos de sa protection. La communauté scientifique a proposé plusieurs solutions réalistes telles que la fermeture des routes après l’exploitation pour limiter l’accès aux prédateurs et le maintien des vieilles forêts nécessaires aux caribous — entre autres par plus de territoires protégés en grands massifs. Ces solutions sont souvent écartées par des arguments économiques. Pourtant, ces arguments pourraient facilement être contournés si on pouvait comptabiliser les bienfaits de ces pratiques sur des services écologiques autres que la production de matière ligneuse. Un de ces services est justement quantifiable et monnayable au Québec : la séquestration du carbone atmosphérique.

Parmi les retombées positives des pratiques d’aménagement forestier durable, la séquestration de carbone est probablement celle qui pourrait permettre le plus efficacement de justifier les coûts nécessaires pour conserver au sein des territoires occupés par le caribou forestier les grands massifs forestiers nécessaires au maintien de ses populations. Dans les secteurs où les coupes seraient concentrées, allonger la durée des rotations et pratiquer des coupes partielles, plutôt que de ne faire que des coupes totales, contribueraient à accroître de façon significative la quantité de carbone séquestrée par les forêts aménagées, notamment en préservant les puits de carbone de la végétation et des sols, en augmentant la taille des arbres récoltés et en maintenant un couvert forestier mature.

Cela préserverait aussi l’habitat de nombreuses autres espèces, tant animales que végétales, et pourrait augmenter la résilience des forêts face aux changements climatiques. Le reboisement des chemins forestiers, de même que l’intensification de l’aménagement sur des territoires plus petits mais plus productifs, situés près des communautés et des centres de transformation du bois, sont d’autres options qui pourraient aussi contribuer à séquestrer des quantités importantes de carbone tout en compensant les diminutions de coupes ailleurs sur le territoire.

La solution est pourtant simple : pourquoi ne pas utiliser pour la forêt une partie des milliards engrangés dans le fonds vert (le Fonds d’électrification et de changements climatiques) grâce au système de plafonnement et d’échange de droits d’émissions (le « marché du carbone »), afin d’augmenter les marges de manœuvre du secteur et de créer des incitatifs financiers à un aménagement durable des forêts qui inclurait la protection de la biodiversité ?

Le dernier rapport du GIEC établit d’ailleurs cette stratégie comme prioritaire pour limiter les changements climatiques. Une autre approche serait de permettre des projets de crédits carbone sur territoire public afin de financer les initiatives utiles à la lutte contre les changements climatiques et compatibles avec l’aménagement durable des forêts, pour ainsi créer une activité économique nouvelle.

Nous proposons donc qu’on permette de transférer vers la forêt les efforts du Québec pour l’atteinte de ses cibles de réduction d’émissions de GES. Cette stratégie, connue sous le nom de solutions fondées sur la nature, est largement reconnue par la science et les grandes organisations internationales et serait gagnante sur tous les fronts en permettant de protéger le caribou, une espèce emblématique pour la biodiversité, dont la valeur culturelle est essentielle chez plusieurs Premières Nations, tout en contribuant à la lutte contre les changements climatiques. Et cela, tout en préservant la ressource forestière en tant que moteur économique déterminant pour plusieurs régions du Québec.

Ne pas envisager sérieusement cette option serait incompréhensible et inacceptable, tant pour une grande partie de la communauté scientifique que pour le grand public. Nous demandons donc au gouvernement du Québec de rapidement faire cette comptabilité et de déterminer comment l’argent actuellement consacré à diminuer les émissions de GES, ou celui généré par les crédits de carbone, pourrait stimuler les revenus du secteur forestier et les approvisionnements à long terme en plus de contribuer à maintenir l’habitat du caribou et les puits de carbone forestier.

*Ont aussi signé cette lettre, en auteurs principaux: Xavier Cavard (UQAT), Yves Bergeron (UQAT-UQAM), Jean-François Boucher (UQAC)

La liste complète des autres cosignataires :

Nicolas Bélanger (TÉLUQ), Marc Bélisle (U. de Sherbrooke), Étienne Boucher (UQAM), Yan Boulanger (UQAR), Jean Bousquet (U. Laval), Jérôme Cimon-Morin (U. Laval), Louis de Grandpré (Ressources Naturelles Canada), Sylvain Delagrange (UQO), Loïc D’Orangeville (U. Nouveau-Brunswick), Frédérik Doyon (UQO), Jérôme Dupras (UQO), Angélique Dupuch (UQO), Elise Filotas (TÉLUQ), Richard Fournier (U. de Sherbrooke), Daniel Fortin (U. Laval), Tanya Handa (UQAM), Daniel Kneeshaw (UQAM), Cornelia Krause (UQAC), Michel Labrecque (Université de Montréal), Isabelle Laforest-Lapointe (U. de Sherbrooke), Serge Lavoie (UQAC), Alain Leduc (UQAM), François Lorenzetti (UQO), Marc J. Mazerolle (U. Laval), Alain Paquette (UQAM), David Paré (Ressources Naturelles Canada), David Rivest (UQO), Sergio Rossi (UQAC), Jeannine-Marie St-Jacques (Concordia), Martin-Hugues St-Laurent (UQAR), Martin Simard (U. Laval), Osvaldo Valeria (UQAT), Louis Imbeau (UQAT)