Les débats, les consultations, les rapports, se multiplient sur le sort du caribou au Québec. Tout cela peut donner l’impression d’une incertitude sur les mesures les plus efficaces et pourtant, les recommandations sont les mêmes depuis 20 ans, constate le Détecteur de rumeurs: diminuer l’exploitation forestière.
Publié le 2 mai 2022
Source : Maxime Bilodeau, Agence Science-Presse
On le sait, la situation du caribou est critique au Québec. Les hardes de caribous forestiers de Val-d’Or (7 individus) et de Charlevoix (17 individus) sont en enclos, sous respirateur artificiel. Celle du Pipmuakan, sur la Côte-Nord, est estimée à environ 225 individus, en diminution. Le caribou montagnard, en Gaspésie, est en voie de disparition, avec 32 à 36 individus restants, selon une recension publiée en décembre. Le caribou de la toundra, dans le nord du Québec, quoique beaucoup plus abondant —quelque 170 000 bêtes— est lui aussi considéré comme menacé, avec une baisse de la population de 80% en trois générations.
Les recommandations
Pourtant, cela fait belle-lurette que le déclin du caribou est sur le radar. En 2003, le gouvernement du Québec avait par exemple publié un rapport sur l’état de la situation du caribou forestier. Cette synthèse, rédigée par des fonctionnaires de la défunte Société de la faune et des parcs du Québec, avait pour objectif « d’identifier les causes potentielles du déclin [de l’espèce] et d’aider à identifier des avenues de solution ».
Leurs conclusions mettaient en cause l’exploitation forestière. « Le morcellement de l’habitat engendré par les activités humaines, particulièrement la coupe forestière, augmente l’accès au territoire, concentre le caribou dans les habitats résiduels et favorise l’établissement des proies alternatives, dont l’orignal, entraînant de la sorte une augmentation des prédateurs et une intensification de la prédation et de la chasse. »
En février dernier, le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, professeur et spécialiste de la grande faune à l’Université du Québec à Rimouski, a avancé des explications similaires en entrevue à La Presse. « Même si le caribou décline, les prédateurs ne diminuent pas, car ils ont d’autres proies abondantes », disait-il, insistant sur l’impact délétère des chemins forestiers.
Une revue de littérature parue à la fin 2021 et commandée par le Ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs (MFFP) dresse le même constat. « La principale menace au maintien et à l’autosuffisance des populations de caribous forestiers et montagnards [est] l’altération de l’habitat associée aux perturbations anthropiques, causées principalement par l’aménagement forestier au Québec », peut-on lire dans le document.
Ottawa avait de son côté élaboré un programme de rétablissement de l’espèce dès 2012. Un document de 2019 consacré à ce programme mentionnait entre autres que :
« Ces altérations de l’habitat favorisent l’augmentation de la densité d’autres proies (p. ex. l’orignal [Alces alces], les cerfs [Odocoileus spp.]), créant ainsi une augmentation des populations de prédateurs (p. ex. le loup [Canis lupus], les ours [Ursus spp.) qui, à son tour, accroît le risque de prédation pour le caribou boréal. Cette menace peut être atténuée grâce à la planification coordonnée de l’utilisation des terres et des ressources, ainsi qu’à la restauration et à la gestion de l’habitat, en combinaison avec la gestion des prédateurs et des autres proies lorsque l’état de la population locale justifie de telles mesures. »
On tarde à agir
La publication d’une Stratégie de protection de l’habitat du caribou par le MFFP a été repoussée à deux reprises, en 2019 et en 2021. Elle est désormais annoncée pour 2024. Ces reports suscitent la colère de certains représentants des Premières nations, pour qui la disparition du caribou a déjà été comparée à un ethnocide. Les communautés innues d’Essipit et de Mashteuiatsh, sur la Côte-Nord, se sont d’ailleurs tournées vers les tribunaux en février pour dénoncer le fait qu’elles n’aient pas été suffisamment consultées. En mars, celle de Pessamit disait y songer.
L’Association des biologistes, dans un communiqué publié le 21 avril, réclame un arrêt complet des coupes forestières « dans les aires d’habitat des caribous forestiers et montagnards ».
En attendant, le ministère vient de mettre sur pied la Commission indépendante sur les caribous forestiers et montagnards. Deux scénarios sont avancés, dont l’un implique la disparition des hardes de caribous de Val-d’Or, de Charlevoix et du Pipmuakan. Les recommandations de la Commission, attendues vers la fin de l’été 2022, doivent prendre en considération, selon son mandat, à la fois la protection du caribou et les « impacts sur les retombées économiques » (emplois et exploitation forestière) de cette protection.
L’industrie forestière figure donc parmi les acteurs-clefs de ces consultations. Selon le MFFP. environ 60 000 Québécois vivent du secteur forestier, surtout dans les régions. La vitalité de cette industrie dépend des possibilités forestières, soit le volume maximum de récoltes annuelles qu’on peut prélever. C’est ce qui explique que l’industrie remette même en question l’apport des coupes forestières dans le déclin du caribou. « Le réchauffement climatique engendrera [des hausses considérables de température] dans certaines régions de la forêt boréale », ce qui pourrait causer « d’importants bouleversements pour le caribou », ont par exemple argumenté en décembre les dirigeants de la coopérative forestière nord-côtière Boisaco.
L’absence d’évolution du dossier a semblé ouvrir la porte à une intervention du gouvernement fédéral, aussi responsable de la protection des espèces en péril. En théorie, Ottawa pourrait émettre un décret d’urgence destiné à interrompre la destruction de l’habitat naturel du caribou, un peu comme il l’a fait avec la rainette faux-grillon en 2021. Cela pourrait signifier la fin des coupes forestières, la fermeture de chemins forestiers et la constitution d’aires protégées dans les zones concernées. Il a été évoqué qu’une éventuelle « ordonnance de protection » d’Ottawa pourrait couvrir de toute perturbation environ 35 000 kilomètres carrés du Québec. Notons que l’Alberta vient d’annoncer, au début d’avril, un plan de sauvetage du caribou, et que l’Ontario avait annoncé quelques mois plus tôt une entente de conservation avec le fédéral.
Sur la question des aires protégées, le Conseil des Innus de Pessamit planche depuis quelques années sur un projet d’initiative autochtone. L’éventuelle aire protégée du Pipmuakan, qui couvre 2761 km2, est à l’étude. Une initiative similaire mise sur pied dans l’est de la Colombie-Britannique semble avoir donné des résultats probants: grâce à elle, la harde de caribous de Klinse-Za est passée de 38 individus en 2013 à 101 en 2021.